” Le café design est une invention des Parisiens
pour parquer les provinciaux et déjeuner
tranquilles au Café de Flore. “

Frédéric Beigbeder


” La matière constitutive de mon imaginaire
se trouve être la nostalgie d'un événement
qui n'a jamais eu lieu. “

Eric Reinhardt

[...]

Je suis attablé en terrasse du Nemours et c'est une féerie. Un enchantement se produit chaque année dès les derniers jours du mois d'août qui s'accompagne d'un déplacement de tout mon être dans un espace où il s'intensifie, où il scintille et se consume comme sous les feux d'un projecteur. Cet espace auquel j'accède est l'espace de l'automne. Une résurrection. Une longue extase paroxystique qui démarre à la fin du mois d'août pour s'interrompre avant Noël. Je sors de mon appartement avec la sensation que tout peut m'arriver. J'envisage chacune de ces journées avec la même ivresse qu'on envisage un long voyage nocturne vers une destination qu'on ignore. Je sens dans l'atmosphère l'imminence d'un événement décisif susceptible de me faire accéder comme par magie à ces ailleurs inaccessibles que je convoite depuis l'adolescence. Cette imminence d'un rendez-vous capital constitue la matière de l'automne sa substance atmosphérique traversée par des signaux immatériels, des présences suspendues, des énergies dynamiques, perceptibles par moi seul. Un événement suprême peut advenir à tout instant. Des connexions fabuleuses peuvent se produire à tout instant. C'est cela que déclame autour de moi l'atmosphère de l'automne, c'est cela qui palpite dans la lumière, c'est cela qui clignote entre les choses, c'est cela qui s'illumine entre les êtres, sur les visages des femmes, dans leurs regards soudain hospitaliers, et c'est cela qui respire sans lassitude dans l'écoulement du temps. Le monde sensible se manifeste de la manière la plus intime, l'espace et la lumière, le ciel et les nuages, le vent qui souffle et le temps qui s'écoule, le soleil qui brille et la lune qui étincelle. L'automne rend le monde habité. La lumière de l'automne fait parler la réalité. L'atmosphère de l'automne inscrit du sens entre les choses, entre cet arbre et cette façade, entre ces branches et cette fenêtre, entre le kiosque à journaux et chacun des réverbères qui ponctuent l’esplanade, espace qui n'est plus vide mais substantiel, méditatif, un espace qui a l'air de se penser lui-même et de penser les êtres qui le traversent. Un espace animé par des forces invisibles. Des forces qui peuvent produire des phénomènes, occasionner des événements, favoriser des rencontres. C'est ça l'automne pour moi depuis toujours. Une présence qui amoindrit ma solitude, une proximité qui atténue mon isolement, qui m'invite à partager les douceurs qu'elle prodigue. Le monde sensible, qui s'était tenu à distance durant des mois, semble s'être soudain rapproché. Je me sens en osmose avec la réalité, dans un rapport d'intimité avec le ciel, la lumière, la pierre, les arbres, avec les corps et les visages. Tout me parle, tout fait sens, tout est dense, habité. Quelque chose de suspendu me fait des confidences. Quelque chose d'immanent me murmure des secrets. Des secrets inaudibles, à la substance desquels je n'accède pas, mais dont je sens que l'atmosphère désire me les transmettre. Comme des lèvres que je verrais parler mais dont nul son intelligible ne sortirait. Comme des lèvres d'où s'écouleraient de la lumière et des nuages, un ciel pensif et des femmes mystérieuses. Et ces visions soudain si proches, si familières, seraient le son, seraient la mélodie, seraient les phrases de ce secret murmuré, clos sur lui-même. Mais ce secret se connaît-il ? N'est-il pas un secret amnésique ? Un secret qui serait à lui-même son propre secret ? Qui préexisterait au contenu capital qu'il renferme ? Qui attendrait, pour advenir à lui-même, que je sois exaucé ? L'automne serait-il donc la prémonition de mon propre avènement ? J'allume une cigarette et porte le verre de vin à mes lèvres. Le sens des choses m'apparaît avec une acuité extraordinaire. Tout me concerne et produit sur mon imaginaire un impact incroyable, toute présence humaine fait ondoyer ma vie intérieure à la manière d'un caillou jeté dans un étang. Tout me perce. Chaque personne que je croise s'introduit dans ma vie, ou bien c'est moi qui m'introduis dans la sienne, dans sa fragilité et sa beauté intérieure. Les silhouettes ont l'air de circuler à l'intérieur de leur énigme comme si, orientées par les signaux d'une sensation capitale, elles avaient toutes un rendez-vous décisif. Seul l'automne donne l’impression de voir le monde pour la première fois. Seul l'automne apporte la certitude que l'individu le plus anodin, figure historique de sa propre existence, un rêve ancien illuminé dans ses pensées comme un monument dans la nuit, s'achemine quelque part. Suis-je le seul à éprouver ces sensations ? Et quel est donc ce rêve ancien, toujours le même, si essentiel, que l'automne me promet d'exaucer ? M'enfuir, m'affranchir du social, sortir de la réalité, rencontrer la reine, accéder à une rive irréelle.

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in Cendrillon, Eric Reinhardt