Jai
29 ans, huit mois et 27 jours le visage gras de face et délicat
de profil les veines saillantes et vaillantes mon groupes
sanguin est B moins comme un travail presque bien jai
les dents solides et les cheveux fragiles jai vécu
dans 3 maisons, 2 chambres de bonnes, deux studios, trois
arrondissements et quatre villes je suis droitière
de stylo et gauchère de couteau jai 8 paires
de chaussures dont deux trop petites, une trop grande et deux
abîmées mon ventre est une mer que lon
traverse dîle en île jusquau nombril
mon dos sélève comme un arbre décidé
jaime les lentilles à la moutarde et les oranges
sanguines lacidité, les mélanges sucré-salé
je ne crois pas à labsurdité ni à
légalité joublie souvent le sens
des mots trop familiers jaurais aimé, à
la place de trois syllabes et trois i, porter un prénom
court fluide et liquide celui dune saison ou dune
ville jai trouvé une fois vingt euros dans la
rue mexico je nai quune seule hanche jai
le cul bas je ne comprends pas la mozzarella je résiste
longuement et succombe lentement jai été
jeune très tard et vieille très tôt jai
un faible pour les coquelicots lannée dernière
je ne finissais plus aucune phrase jai moins peur en
voyage quen place je suis pour les débordements
et contre les internements jessaie décrire
une lettre depuis un an je naime que les jolis garçons
car les moches sont tout aussi cons une fois dans un avion
avant de décoller mes yeux ce sont brouillés
je me suis réveillée dans un lit près
de la méditerranée lodeur du chlore et
de lessence me rappellent mon enfance lune meffraie
lautre me satisfait moi aussi un jour jai vu les
chars blindés sur lavenue dOrléans
je naime pas ma voix sur les enregistrements je bois
un peu trop et je respire pas trop je préfère
les couleurs chaudes aux froides jai peur du téléphone
je me méfie des livres neufs jaime mieux les
discussions de comptoir aux discussions de salon jaime
les cadavres exquis sans Breton jaime pas les manières
ni lhiver je tolère les nombres pairs jai
du mal avec mon père à douze ans deux dents
me poussaient sur les gencives : je me prenais pour un vampire
je suis très fière de mes pieds égyptiens
je préfère les chats aux chiens jaime
la vue du pus, des aliments pourris, des excroissances épidermiques
je me suis longtemps couchée à côté
et non sur mon oreiller.
in
J'ai 29 ans, M. Virginie
***
Je
ne lai rencontrée que deux fois. Cest peu.
Mais lextraordinaire ne se mesure pas en termes de temps.
Je fus conquis demblée par son air dabsence
et de dépaysement, ses chuchotements (elle ne parlait
pas), ses gestes mal assurés, ses regards, qui nadhéraient
aux êtres ni aux choses, son allure de spectre adorable.
« Qui êtes-vous ? Doù venez-vous
? » était la question quon avait envie
de lui poser à brûle-pourpoint. Elle neût
pu y répondre, tant elle se confondait avec son mystère
ou répugnait à le trahir. Personne ne saura
jamais comment elle sarrangeait pour respirer, par quel
égarement elle cédait aux prestiges du souffle,
ni ce quelle cherchait parmi nous. Ce qui est certain
cest quelle nétait pas dici,
et quelle ne partageait notre déchéance
que par politesse ou par quelque curiosité morbide.
Seuls les anges et les incurables peuvent respirer un sentiment
analogue à celui quon éprouvait en sa
présence. Fascination, malaise surnaturel !
A linstant même où je la vis, je devins
amoureux de sa timidité, une timidité unique,
inoubliable, qui lui prêtait lapparence dune
vestale épuisée au service dun dieu clandestin
ou alors dune mystique ravagée par la nostalgie
ou labus de lextase, à jamais inapte à
réintégrer les évidences !
Accablée de biens, comblée selon le monde, elle
paraissait néanmoins destituée de tout, au seuil
dune mendicité idéale, vouée à
murmurer son dénuement au sein de limperceptible.
Au reste, que pouvait-elle posséder et proférer,
quand le silence lui tenait lieu dâme et la perplexité
dunivers ? Et névoquait-elle pas ces créatures
de la lumière lunaire dont parle Rozanov ? Plus on
songeait à elle, moins on était enclin à
la considérer selon les goûts et les vues du
temps. Un genre inactuel de malédiction pesait sur
elle. Par bonheur, son charme même sinscrivait
dans le révolu. Elle aurait dû naître ailleurs,
et à une autre époque, au milieu des landes
de Haworth, dans le brouillard et la désolation, aux
côtés des surs Brontë
Qui sait déchiffrer les visages lisait aisément
dans le sien quelle nétait pas condamnée
à durer, que le cauchemar des années lui serait
épargné. Vivante, elle semblait si peu complice
de la vie, quon ne pouvait la regarder sans penser quon
ne la reverrait jamais. Ladieu était le signe
et la loi de sa nature, léclat de sa prédestination,
la marque de son passage sur terre ; aussi le portait-elle
comme un nimbe, non point par indiscrétion, mais par
solidarité avec linvisible.
Elle
n'était pas d'ici(portrait de Susana Soca)
in Exercices d'admiration : essais et portraits
Emil Cioran