Au moins

Je veux me lever tôt encore un matin,
avant le soleil. avant les oiseaux, même.
Je veux m’asperger le visage d’eau froide
pour être à ma table de travail
quand le ciel s’éclaire et que la fumée
commence à monter des cheminées
des autres maisons.
Je veux voir les vagues se briser
sur cette plage rocheuse, pas seulement les entendre
se briser comme j’ai fait toute la nuit dans mon sommeil.
Je veux voir encore les bateaux
franchir le détroit venus de tous
les pays maritimes du monde —
les vieux rafiots crasseux qui avancent à peine,
et les cargos flambants neufs
peints de toutes les couleurs existant sous le soleil
qui fendent l’eau quand ils passent.
Je veux guetter leur apparition.
et le va-et-vient des petits bateaux
entre les navires
et le poste du pilote près du phare.
Je veux les voir embarquer un homme descendu du navire
et en faire monter un autre à bord.
Je veux passer la journée à observer cette opération
et parvenir à mes propres conclusions.
J’ai horreur de sembler insatiable — j’ai tant de sujets
de gratitude déjà.
Mais je veux me lever tôt encore un matin, au moins.
Et aller m’asseoir avec du café et attendre.
Attendre c’est tout, pour voir ce qui va se passer.

in Où l’eau s’unit avec l’eau, Raymond Carver
Traduit de l’anglais (USA) par Jacqueline Huet, Jean-PIerre Carasso
et Emmanuel Moses

***

[...]


Harry s'assit à une table bancale. Le café était bon. Trente-huit ans, une vie ratée. Sirotant son café, il se rappela ses conneries - et ses bons moments.

Il en avait tout simplement eu ras le bol - de la valse des assurances, des petits boulots, des hautes cloisons vitrées, des clients : il avait tout bonnement eu ras le bol de tromper sa femme, de coincer les secrétaires dans l'ascenseur et les couloirs ; ras le bol des fêtes de Noël et du Nouvel An et des anniversaires, des traites à payer pour la voiture neuve ou le mobilier - l'eau, le gaz et l'électricité - toute la saloperie écœurante du quotidien.

[...]

in Au sud de nulle part, Charles Bukowski
Traduit de l’anglais (USA) par Brice Matthieussent

***

Contrairement à la lumière du jour


Contrairement à la lumière du jour, le café que je bois est noir, amer et acide - c'est ainsi que je le préfère, contrairement à la lumière du jour que je préfère jaune, claire, acidulée mais pas acide, et surtout ni amère ni âpre. Franche et crue le matin, plus épicée l'après-midi, boisée le soir. Comme je suis difficile! J'ai toujours besoin que la journée file dans un sens plutôt que dans un autre, que la lumière soit plutôt comme ci que comme ça (avec quelques jolies variations saisonnières, à la rigueur). Et je suis tout aussi intransigeant avec les événements, avec les jugements que je porte et supporte, avec les mises en examen, les écarts de température, sans parler de la qualité des œufs dans mes salades. Eh oui! Avec mes salades, je suis tout à fait scandaleusement intraitable.

in Toutes mes pensées ne sont pas des flèches,
Jindra Kratochvil